Rampes (aperçu)Jean-Philippe Bretin & Manuel Bienvenu


Rampes est d’abord un texte bref, en 40 points, où Manuel Bienvenu décrit une possible organisation sociale, une écologie fondée sur une distance prise avec le sol, la planète Terre et ses contingences, une utopie discrète fondée sur la marche, la flânerie, la lecture, l’improvisation.

De cette fiction très concrète quoique peu faite pour être réalisée, Jean-Philippe Bretin donne ici des aperçus dessinés, superposant à des extraits choisis du texte des vues de l’architecture des «rampes» telles qu’il les imagine… et telles que le vent aussitôt les arrache à la table de travail et les emporte au loin, disparues sitôt que tracées, évanouies, à jamais légères…

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prix pour :

14 volets, offset, noir & blanc, octobre 2017
leporello, 11,5 x 15 cm
tirage limité à 300 exemplaires,
non diffusé en librairie, 3 €

Rampes (vue intégrale)

Ci-dessous, le texte intégral de Manuel Bienvenu dont —comme son nom l’indique—, le leporello dessiné par Jean-Philippe Bretin ne donne que des «aperçus».

 

  1. La pente des rampes est comprise entre 9 et 14%, c’est-à-dire de neuf à quatorze mètres de dénivelé pour cent mètres parcourus vers l’avant. Cet intervalle a été choisi de façon à contenter le genou sans pour autant frustrer le mollet.
  2. Deux rampes qui se suivent ont le plus souvent la même inclinaison, mais il est important qu’il y ait des ruptures de pente, même légères, de temps en temps.
  3. Les rampistes ou ascensionnistes sont des femmes et des hommes qui gravissent des rampes en continu. Elles ont décidé que les mots «rampiste» et «ascensionniste» seraient féminins malgré l’usage français qui tend à choisir le masculin quand on ne sait pas exactement de qui on parle, ou quand on parle d’un groupe mixte. Si on sait que l’on parle d’un rampiste homme ou garçon, on dit, comme l’a déjà montré cette phrase, «un».
  4. Les ascensionnistes entretiennent, si besoin réparent et construisent, parfois, les rampes.
  5. Des chaussures légères et résistantes à semelle de crêpe de 3cm d’épaisseur sont produites spécialement au sol pour les rampistes par les usines Decathlon.
  6. La partie droite des rampes, constituée de planches posées et rainurées perpendiculairement au sens de la marche, occupe les deux tiers de leur largeur. Elles sont faites d’un mélange aggloméré de sable et de bois pulvérisé. Ces planches, épaisses de 4 centimètres, ont sous le pied une élasticité à peine sensible, et ne transmettent que ce qu’il faut de vibration pour que la jambe garde la sensation d’une réponse (appelée «écoute» du matériau, notée sur une échelle de 1 à 10).
  7. Les essais de construction de rampes en béton plein ont montré qu’à la satisfaction rassurante des premiers jours sur cette base inerte succède une fatigue nerveuse et une légère anxiété probablement dues à la surdité presque totale du matériau. Migraines et douleurs aux épaules ont été souvent rapportées par ailleurs.
  8. Des paliers sont régulièrement répartis dans le réseau des rampes. Pour dormir, les rampistes font leur lit d’une couverture ou d’un tapis. Elles ne craignent aucun froid, même le plus vif, grâce à des sacs de couchage de la meilleure qualité.
  9. Un cinquième au moins du temps sur les rampes se passe aux travaux de nettoyage, réparation et construction.
  10. Les ascensionnistes gravissent une côte permanente et n’empruntent jamais une rampe dans le sens de la descente. Certaines d’entre elles respectent la nuit et le jour, d’autres n’écoutent que leur fatigue et dorment de façon irrégulière ou selon un cycle qui leur est propre.
  11. Sur les rampes, chacune possède son «angle», un paravent pliable, très résistant au vent, arrimable par des attaches précisément adaptées à des trous dans le sol des paliers. Des stocks d’angles sont à disposition sur certains paliers, mais ils n’offrent pas la même fiabilité qu’un angle personnel soigneusement entretenu.
  12. Certaines ne marchent que de jour, d’autres que de nuit.
  13. Toute rampiste consacre spontanément de longues pauses à la contemplation du paysage.
  14. Le tiers gauche des rampes, réservée aux chariots-plateforme à pneus, est constitué de plaques de béton d’une longueur fixe de 6 mètres sur les longues portées, plus courtes et confectionnées sur mesure aux endroits des bifurcations et des ajustements entre rampes. Fabriquées au sol par coffrage, ces plaques sont montées sur chariots-plateforme par un système de relais.
  15. À la surface des plaques en béton, des empreintes circulaires équidistantes entre elles servent d’antidérapant, et à briser le ruissellement des pluies. Pour se les représenter, on peut imaginer qu’un tube d’une vingtaine de centimètres de section et de 3 centimètres d’épaisseur a été enfoncé de quinze millimètres dans le béton frais. En réalité, c’est un outil constitué d’une section de tube sertie dans une plaque de résine qui est utilisé pour que toutes les marques aient une profondeur égale.
  16. Chaque rampe possède son chariot-plateforme à pneus équipé d’un câble et d’un treuil manuel actionné depuis le chariot lui-même. La charge du chariot doit donc être intégralement transférée d’un chariot sur un autre afin d’assurer le suivi du transport d’une rampe à une autre.
  17. Les matériaux de construction, ainsi que le pain, les chaussures, les vêtements et autres équipements transportés, proviennent du sol. Les ascensionnistes permanentes ne rechignent pas à y effectuer des voyages pour affaires ou pour un séjour très apprécié à la montagne. On prise aussi la mer. Dans ce cas, l’adaptation au plat ambiant impose sept jours d’un écœurement léger qui gâche, pour donner un exemple courant, toute la moitié d’un séjour de deux semaines.
  18. Comme les rampes elles-mêmes, certains paliers sont couverts par une rampe ou par un autre palier qui les surplombe. On veille à conserver une proportion invariable d’un cinquième de la surface des rampes couverte par une autre rampe ou un palier. En cas de pluie ces zones sont ainsi protégées. Ce sont aussi des losanges ombragés en été.
  19. Lors de fortes pluies déportées par des vents latéraux, les rampistes n’ont d’autre abri que de petites tentes à montage rapide, faites d’une toile légère mais efficacement imperméable et qui sèche vite. Elles servent d’abris temporaires pour soi et tout ce que l’humidité peut abîmer. On y attend la fin de la pluie.
  20. Certaines rampistes, au contraire, accélèrent leur marche sous la pluie et ne s’arrêtent qu’en même temps qu’elle pour se dévêtir promptement et se sécher auprès d’un petit feu ou au soleil.
  21. On fait des feux sur les rampes en effet, étant admis que la possibilité d’un grand incendie est absolument nulle, même à y mettre de la bonne —ou plutôt de la mauvaise— volonté.
  22. Entre le tiers gauche en béton et les planches de la partie droite court un rail dans lequel poussent oignons et asperges sauvages, seule nourriture disponible en plus du pain, acheminé en continu de haut en bas par la voie des chariots-plateforme, sous la forme de volumineuses miches de 15 kilos.
  23. Parfois une rampiste tue un oiseau pour le cuire.
  24. La plupart des rampes sont bordées de rambardes où l’on s’accoude, certaines n’en ont pas à droite, d’autres pas à gauche, d’autres pas du tout. Il en va semblablement des paliers, quoique pour des raisons pratiques ceux qui n’ont aucune rambarde soient rares. Ils sont très appréciés cependant, comme un gracieux bonus durant l’ascension.
  25. La vue, du haut des rampes, d’un paysage vallonné procure une forme particulière de vague à l’âme. C’est la nostalgie de la courbe sous le pied, de la bosse, du talus. Ce sont de longs moments de contemplation durant lesquels le jarret tressaille malgré vous. La plante du pied et jusqu’à la cuisse se souviennent et crient leur appétit de sinusoïdes, et de la façon qu’ont ces dernières de distribuer sous la semelle leurs résistances dérivantes.
  26. Les rampes se trouvent toujours dans l’une de ces trois phases: rampe fixe, rampe en descente, rampe en montée. En descente, elles coulissent très doucement sur leurs pylônes. On s’y repose, on y dort même. L’inclinaison d’une rampe est absolument immuable. Il ne s’agit que de pure translation verticale.
  27. Les rampes en phase fixe servent bien sûr à l’ascension pédestre, comme il a déjà été dit plusieurs fois. À tout instant, ce sont les plus nombreuses.
  28. On ne reste pas sur les rampes pendant leur phase montante, qui est très rapide. Le mouvement montant n’est pas utilisé non plus pour déplacer des charges, pour des raisons évidentes de coordination du transport et pour le respect de contraintes fondamentales quant à la cohérence énergétique globale.
  29. Des nacelles en cordage semi-élastique sont suspendues sous les rampes ou les paliers, sans régularité dans leur répartition mais en grand nombre. On y accède d’en haut par un trou dans une plaque de béton. On s’y laisse simplement tomber. Ces filets accueillent une ou plusieurs personnes qui souhaitent s’isoler ou se rapprocher. Les rampistes déroulent parfois autour d’elles une grande toile sombre qui isole l’intérieur de la nacelle de la lumière extérieure, et réciproquement.
  30. Durant les fortes intempéries, les nacelles sont désertées. L’eau y ruisselle et on ne s’y sent de toute façon plus du tout en sécurité.
  31. Un système de contrepoids partagés rend les mouvements de rampes très peu coûteux en énergie. Suffisent à les mettre en mouvement quelques verrous et volants graissés qui s’actionnent sans peine.
  32. Les ascensionnistes portent avec eux des galets qu’elles déposent en hauteur dans des paniers. La descente de ces paniers fournit une énergie qui compense la dissipation en chaleur qu’engendre le mouvement des rampes. Chacun remonte quelques galets quand il trouve un panier plein au bout de sa course descendante. Parfois on ne les fait remonter que de quelques mètres, parfois de dénivelés kilométriques. Ce n’est ni une contrainte ni une corvée, et certaines ascensionnistes ne s’en préoccupent même pas. On trouve généralement un surplus de galets sur les rampes les plus hautes, attendant leur place dans un panier pour y dégorger leur énergie potentielle.
  33. Des livres circulent avec les ascensionnistes. On porte dans sa veste quelques ouvrages qu’on donne ou qu’on échange à la demande. Souvent, un livre est simplement convoyé sans être lu. Les livres se déplacent en permanence sur de longs trajets aléatoires.
  34. Les rampistes qui achètent au sol de nouveaux livres s’assurent que ceux-ci ne sont pas déjà présents sur les rampes. Pour cela elles utilisent une application mobile de gestion partagée de bibliothèque. Il y a assez de livres sur les rampes pour être certain de n’avoir à croiser que trois ou quatre personnes avant de trouver un livre qu’on n’a pas lu, cela se confirme même pour les lecteurs les plus voraces.
  35. Si on est fatigué de porter tous ses livres, on en donne. Les livres trop mauvais sont lancés sans hésitation, par-dessus une rambarde.
  36. Pendant les grands froids, on est heureux de brûler son stock de livres, tant pis pour ceux qu’on chérissait.
  37. Certaines rampes montent et descendent de plusieurs centaines de mètres sur leurs pylônes coulissants, d’autres parcourent de plus faibles dénivelés.
  38. La construction d’une nouvelle rampe demande une longue réflexion pour qu’elle s’ajuste précisément avec plusieurs rampes inférieures et plusieurs rampes supérieures. Il n’y a pas de plan préétabli, chaque rampe suscite sa réflexion spécifique et recueille toute l’attention du moment. On ne construit jamais deux rampes en même temps.
  39. Rien jamais ne presse la construction d’une rampe.
  40. En hiver, presque toutes les ascensionnistes se concentrent sur les rampes les plus hautes, de façon à se trouver le plus longtemps possible en plein soleil au-dessus du couvert nuageux. Une pratique courante consiste à se coucher au petit matin sur une des plus hautes rampes qui amorce une phase descendante, recevant la chaleur directe du soleil, et de se laisser descendre jusque sous les nuages. Le sommeil n’est interrompu que lorsqu’il faut trouver d’autres rampes en phase descendante. Passée la couche nuageuse, on se lève vraiment pour une nuit d’ascension. Monter réchauffe. Toutes les ascensionnistes savent la valeur particulière des conversations qui naissent, des silences qui se partagent, durant ces lentes traversées hivernales de la couverture nuageuse.
“Flatland”

Dessins originaux (Jean-Philippe Bretin) et texte intégral (Manuel Bienvenu) de Rampes (aperçu) accrochés dans l’exposition «Flatland» organisée par la galerie P38 et la librairie BaatCoop à Paris, en octobre 2017.

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Rampes (exposition)

Accrochage du texte complet de Manuel Bienvenu et des dessins originaux de Jean-Philippe Bretin au sein de l’exposition «Flatland», à la galerie P38 (Paris), octobre 2017.

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« Les rampistes ou ascensionnistes sont des femmes et des hommes… »
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« … les nacelles sont désertées… »
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« … les rampes les plus hautes… »
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« Certaines rampes montent et descendent… »
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