Livres hebdo, n° 53, Anne-Claire Norot, 24 avril 2025
Sans intrigue évidente, comportant peu ou pas de dialogue, les mangas de Yûichi Yokoyama happent néanmoins par la force et le souffle d’un graphisme géométrique hallucinant. [+]
BRÛLER LES PLANCHES
Après des études d’art, l’auteur japonais Yûichi Yokoyama, né en 1967, s’est consacré à la peinture avant de se tourner au début des années 2000 vers le manga, ou plutôt vers un genre bien particulier qui n’appartient qu’à lui, le « néomanga ». Depuis une vingtaine d’années, il publie ses étonnants récits aux Éditions Matière. Expérimentaux, abstraits, désincarnés ils mettent en scène des hommes masqués, perpétuellement en quête de quelque chose que l’on ne connaît pas toujours. Ils cherchent, explorent, se battent. Sans intrigue évidente, comportant peu ou pas de dialogue, les mangas de Yûichi Yokoyama happent néanmoins par la force et le souffle d’un graphisme géométrique hallucinant.
Ces jours paraissent simultanément deux nouveaux ouvrages. Le premier, Neutre, est un livre d’art présentant les différentes facettes de son œuvre. Peinture, collages, dessins aux couleurs franches et trois courts récits en noir et blanc permettent d’apprécier son travail sur la géométrie et la perspective. On y découvre des personnages inexpressifs, des visages figés, intemporels, des paysages urbains abstraits, toute une étrangeté qui inquiète, fascine et donne envie de percer le mystère de ces scènes et de ces figures énigmatiques.
Le deuxième ouvrage, Burning Sounds, est un recueil de trois histoires courtes qui frappent par leur radicalité. Alors que les mangas de Yûichi Yokoyama sont toujours extrêmement sonores, avec leur tourbillon d’onomatopées en caractères japonais se superposant aux personnages et aux décors, ici plus que jamais tout vibre, jaillit, éclate. L’auteur sature les pages d’objets, de personnages, de traits divers vrombissants à l’arrière-plan, entretenant une impression de confusion et de grande panique. Dans le premier récit, « Apparition », des hommes, masqués, toujours, répondent à des ordres lapidaires et mettent en marche une machine. Mais tout ne se passe pas comme prévu. Des boulons s’envolent, on distingue un serpent, des fruits, du feu, un globe terrestre… Ne serait-on pas en train d’assister à la création d’un monde selon Yokoyama ? Dans « XXXe siècle », un groupe de personnes jette sur la foule des billets de banque puis des ballons de foot. On joue, on s’écharpe, un animal apparaît, un capharnaüm improbable s’ensuit. Le XXXe siècle semble finir très mal. Enfin, « Burning Sounds », la plus extrême des trois histoires puisqu’il n’y a quasiment plus de personnages, semble être la conséquence de la précédente. Seules des onomatopées plus ou moins encrées, envahies par le feu, dessinées avec brutalité, remplissent les cases. Une tête ahurie apparaît parfois. Ça crépite, ça fond, bruit et flammes se confondent. Le dessin, le récit et le monde créés par Yokoyama — ainsi que les codes usuels du manga ! — s’effondrent, devant nos yeux ébahis. [-]